Le Pays de Nice et ses Peintres au XIXe siècle

Joseph  FRICERO

(1807-1870)

Separateur
La mer démontée à Rauba Capeu, 1848Femmes de village à la fontaine, Nice, 1848Autoportrait à vingt-cinq ansLa place Victor (Garibaldi)Tête d'Apollon, copie d'antiqueLa Vierge Marie en prière, copie d'après ZurbaranGroupe de huit guerriers algériens au repos, sous un portique, 1830Barque de pêcheurs à Alicante, vers 1829Guerriers de l'émir Abd-el-Kader au repos, 1830Autoportrait à trente-neuf ans, 1846Paysage de rivièrePaysannes de La Brigue, 1842Bonson sur la vallée du VarL'Oasis fortifiée de Tamersa au nord de Chott-el-Rharsa, 1842Paysage suédois, 1844Istanbul, la Corne d'OrJoséphine Koberwein lisant, Nice, 1848La promenade des moines à Kiev, vers 1848Nice vue du Mont-BoronLa baie des Anges depuis Carras, 1846Forge près du port de Nice, 1837La colline du Château de Nice vue de Cimiez, 1839Vestiges de l'ancien Château de Nice, 1848Soleil couchant sur l'Estérel, 1853Nice à travers les pins de la propriété Fricero, vers 1860Le pont du VarLa plage des Ponchettes et la tour Bellanda, 1847Les Ponchettes et le quai du Midi, 1845La vallée du Paillon vers Saint-Pons, 1848Moulin au Ray, vers 1848Nice vue du col de VillefrancheLe pont de Sospel, 1844

"Ils sont rares, les collectionneurs, amateurs des œuvres délicates de Joseph Fricero, qui peuvent se vanter de nos jours d’avoir pu dénicher sur le marché de l’Art quelque aquarelle de cet artiste de grand talent. Pourtant ces œuvres-là existent, j’en ai rencontré, cachées comme les fleurs fragiles de haute montagne1. Mon aventure commença voici plus de vingt-cinq ans... durant lesquels j’ai eu un plaisir, toujours nouveau, à rencontrer au fil du temps, des Niçois souvent de souche ancienne, qui m’ont invité à venir faire la connaissance de “leur Fricero”...

Joseph Fricero voit le jour à Nice le 4 décembre 1807. Son père, Philippe, est ligure, de Cairo-Montenotte ; sa mère, provençale, est née à Antibes. Chez les Fricero, on cultive la vigne sur les hauteurs de Cairo, et on fait du vin. Mis en barils, transporté sur une tartane, ce vin est acheminé jusqu’à Nice chez l’oncle de Joseph, « marchand de vin » (nos négociants actuels). C’est donc dans cette société de marchands que le jeune Fricero, troisième enfant du couple, fait son entrée discrète au monde, dans un Comté de Nice déjà particulièrement chahuté par l’actualité de la Révolution française dont les armées comme celles du Premier Empire passent pour guerroyer contre l’Autrichien. Joseph - remarquons-le - conservera toute sa vie un prénom « à la française » jamais mis « au goût du jour » en l’italianisant en « Giuseppe », comme le fit par exemple Garibaldi. Je cite Garibaldi, parce qu’ils furent amis, nés la même année, tous deux à Nice.

De 1807 à 1809, la famille, qui compte déjà quatre enfants, habite aux Ponchettes, rue de la Convention. Ils ont pour voisin le chevalier Paul-Émile Barberi, qui commence à prendre des élèves chez lui. Les Fricero, en 1810, déménagent et s’installent rue de la Loi, actuellement en partie rue du Sénat.

Jusqu’en 1823, les parents du futur peintre étoffent le cercle familial : six filles et sept garçons. Aussi, pour loger tout ce monde et exercer son métier, Philippe Fricero - maintenant négociant - achète le 5 de la place Victor, actuelle place Garibaldi, nouvellement achevée. La maison, sans doute celle qui abrite le Café de Turin, devient Casa Fricero et sera connue sous ce nom au 19e siècle. C’est ici que le jeune Joseph exercera ses talents innés et réalisera son premier dessin conservé, représentant la Table familiale avec, tout autour, ses douze frères et sœurs, ses père et mère, sans oublier le chien. La famille, toute étonnée du don de Joseph, est décidée à l’encourager. Pour Philippe, il lui semble flatteur de pouvoir compter un artiste dans la famille. On pense donc sérieusement à lui trouver un maître... et pourquoi pas, Paul-Émile Barberi ?

Justement, en cette année 1823, comme le montre Christian Borghèse dans son étude sur Barberi2, ce peintre né à Rome et installé à Nice, pressé par les édiles niçois, ouvre enfin dans l’ancien couvent des Jésuites, rue de la Condamine, à l’angle de la rue du Château, sa nouvelle école communale de dessin, désignée par les Niçois école Barberi. C’est l’espoir qu’attendait M. Fricero père pour y inscrire son fils Joseph. Barberi ne tarde pas à remarquer les qualités de ce garçon de seize ans, travailleur discret et passionné, qui acquiert si facilement les principes d’un art qu’il devait illustrer. Il commence à signer des portraits lui rapportant déjà une petite aisance et une enviable notoriété.

C’est alors que Barberi, voyant ce succès naissant, cherche à s’associer cette jeune valeur, et lui propose de collaborer à sa propre production.
« L’élève égalait le Maître à tel point que l’on confondait ses œuvres avec celles de l’artiste en renom et qu’elles étaient achetées aussi bien que si elles eussent porté la signature “Barberi” »3, écrit Victor de Courmaceul, contemporain, amateur d’art et collectionneur.

La célébrité de Fricero se propage, agrémentée des guinées des belles ladies avides de posséder quelque dessin de lui et surtout de ses merveilleux portraits d’une grâce inimitable. Devant cette réussite, et ces progrès si rapides - Joseph a seulement 18 ans -, son maître lui conseille de partir pour Florence, afin de compléter son éducation artistique. Et pour la première fois, il va quitter les horizons si chers de sa ville natale. À Florence, il prend pension aux Offices, où il amassera une provision de trésors, copies des Maîtres anciens, et concevra l’idée de constituer sa collection personnelle, qu’il nommera Copies d’œuvres de peintres célèbres. Cette collection, constituée au gré de ses voyages dans les pays étrangers, sera une passion durant plus de vingt ans.

J’ai découvert à Saint-Pétersbourg ce qui est probablement son ultime copie. Fricero l’avait sans doute réalisée pendant son second séjour en Russie. Il s’agit d’une Descente de Croix du Véronèse, qui retint son attention et qu’il se fit prêter. Il en réalisa une grande copie à l’identique. J’ai recensé à ce jour dix-sept copies - mais la liste n’est pas exhaustive - figurant dans cette collection, dont voici les titres: la Descente de croix, évoquée ci-dessus, Le Jeune homme à la toque, d’après le Caravage, Louvre, conservée au Musée Russe de Saint-Petersbourg ; Deux des Quatre Évangélistes, d’après Jordaens, Louvre ; Portrait de Rembrandt, Vieillard, Jésus au Jardin des Oliviers, Tête de jeune fille, d’après Rembrandt ; Saint Jérôme, d’après José de Ribera, Lille ; Figure, d’après Salvatore Rosa ; Esquisse, d’après Rubens ; Les Courtisanes, d’après Sigalon ; Marie-Madeleine, d’après le Titien ; Philippe II, le Duc d’Olivarès, d’après Vélasquez ; Saint Jean-Baptiste enfant, Figures, d’après Léonard de Vinci ; La Vierge Marie enfant en prière, d’après Zurbaran, merveilleuse aquarelle dont je fais le bref récit de son histoire dans mon livre, et qui est conservée au Musée Russe de Saint-Pétersbourg.

On peut considérer qu’à partir de 1825-1826, Fricero est entré réellement dans son rôle de créateur. Le voici déclaré «pittore», peintre, sur le registre des conscriptions, les «leve» de 1827. Il a tout juste vingt ans.

En 1829-1830, des événements importants se produisent entre Paris et Alger, provoquant une très forte tension entre les deux capitales. Les projecteurs de l’actualité se braquant sur cette partie de la Méditerranée, Fricero, curieux de nature, s’y intéresse... au point de vouloir y aller voir. Des descriptions aux couleurs chaleureuses hantent son imagination en éveil. C’est décidé, il s’embarquera pour Barcelone, d’où il gagnera Gibraltar en suivant la côte et franchira le détroit pour Tanger. L’examen attentif de son carnet de croquis confirme cet itinéraire, comme il indique également celui de son retour par Séville, Madrid et Medina del Campo, où il fera un arrêt prolongé au monastère dans lequel il copiera sa fameuse Petite Vierge Marie en prière, de Zurbaran, conservée au Musée Russe.

Grâce à son passeport sarde, Fricero n’est pas inquiété par les autorités d’Algérie. Il bénéficie d’une libre circulation au milieu des guerriers de l’Émir Abd-el-Kader. « Il partage la vie difficile des nomades du désert, apprend leur langue, porte leur habit et couche sous la tente », comme nous l’apprend Victor de Courmaceul. Une aquarelle de l’Ermitage, datée 1830, confirme bien son séjour en Algérie à ce moment-là. Elle représente des Guerriers algériens au repos à l’ombre d’un long mur. Plusieurs peintures, dont certaines à l’huile, ont été réalisées, probablement en atelier, d’après les croquis du carnet ; elles montrent - toujours d’après Victor de Courmaceul - « les plus beaux types du monde algérien, sa palette s’enrichit et se dore... On y trouve ces teintes chaudes et ces riches nuances qui feront désormais partie intégrante de son œuvre.»

On retrouve Fricero à Nice en 1832. Il s’installe à la maison Cappon nouvellement construite hors les murs, sur la rive droite du Paillon, face au boulevard du Pont-Neuf. Le grand peintre Paul Huet, ami de Fricero, nous précise que l’atelier qu’il s’y aménage est bien exposé au sud, et bénéficie d’un meilleur ensoleillement que la « casa paternelle ». C’est là que la première grande chance de sa vie frappera à sa porte.

Entre 1836 et 1845, à l’approche de chaque automne, on voit arriver à Nice, venant de Paris, Paul Huet et sa jeune femme Céleste, atteinte de phtisie. Paul Huet, qui a 34 ans, est un ancien élève du Groupe de l’Ile Séguin, près de Meudon ; il s’adonne particulièrement à l’étude du paysage. Intime de Lamartine, Hugo, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas fils, il ne se contente pas d’être un pinceau et un talent, il est aussi une intelligence. Camarade de Bonington, ami et admirateur de Delacroix et Constable, protecteur de Louis Flandrin, élève d’Ingres, il doit à sa culture intellectuelle non moins qu’à son talent d’être choisi pour donner des leçons à la duchesse Hélène, belle-fille du roi Louis-Philippe.

C’est vraisemblablement à la fameuse librairie Visconti que Fricero rencontra Paul Huet. Établie sur le Cours près des Terrasses, elle représente à l’époque une sorte de centre culturel dont le développement littéraire et artistique ne peut qu’attirer tout écrivain ou tout artiste arrivant à Nice. Fricero y paraît bien évidemment, se devant de ne point manquer l’occasion d’élargir ses relations et ses connaissances. C’est là qu’il découvre les attraits des villes et des pays lointains et ce qu’il peut en attendre de valeur artistique... Sinon comment expliquer qu’il connaisse des sites comme ceux de Pula en Croatie, ou de Taormina en Sicile, ou bien encore ceux des régions désertiques des Chott El-Rharsa en Tunisie. Paul Huet, observateur affiné de la nature, se lie d’amitié avec Joseph Fricero dont les excentricités l’amusent ! Ils partagent certaines idées et ont un même objectif : ils pensent que le travail en atelier est une période révolue, qu’il faut être sur le terrain pour peindre la nature, qu’il faut être naturel. C’est l’abolition de siècles de convention. Corot, apôtre discret de cette méthode, est de ceux qui pensent ainsi. D’autres aussi, comme Delacroix, qui en 1858, fera un parcours comparable à celui de Fricero mais au Maroc, Bonington, Gagarine, futur ami et protecteur de Fricero, qui trouvera sur place matière à illustrer Le Tarantass et Le Caucase pittoresque. Les idées philosophico-artistiques sortent des cercles trop longtemps clos des petits ateliers de grands maîtres. Dans son Autoportrait de 1846, on voit comment Fricero s’installait pour peindre ses aquarelles : simplement assis sur une pierre, la tête protégée d’un large feutre, une pèlerine le couvre intégralement. Ses jambes seules apparaissent, repliées de façon à offrir un support à sa feuille de papier... en pleine nature.

Durant l’hiver 1839 meurt Céleste Huet. Elle est inhumée au cimetière du Château. Huet, accablé, peint. Il réalise des couchers de soleil aux tons violents et ensanglantés. Triste et solitaire, il retourne à Paris en 1840. L’année suivante, on le reverra à Nice, en novembre, en route pour Rome. Ce sera pour Fricero l’occasion de revoir son ami, de lui offrir son hospitalité pour un séjour réconfortant, qui renforcera leur amitié, étayée par un échange intellectuel enrichissant. C’est surtout le moment pour Fricero d’ouvrir sa porte au monde artistique de l’époque... Son destin change. En effet, Huet, en connaisseur, apprécie le réalisme et la rapidité du dessin de Fricero en même temps que la délicatesse de ses teintes, toujours fondues dans des tons ocres et chauds. Fricero professe une foi, une religion : le désir permanent d’atteindre la perfection du beau, de dominer la difficulté. Tous deux parcourent ensemble les environs de Nice, peignant de grandioses panoramas de rochers et d’horizons montagneux. Une de ces aquarelles, conservée au musée d’Art et d’Histoire de Nice: Montagnes de l’arrière-pays prouve l’exigence de Fricero envers lui-même. Huet réalise au même moment Rochers dans la vallée de Nice, 1841. Ils arrivent à Tende et à La Brigue. Entreprendre ce voyage à cette époque n’est pas simple, les chemins de mules étant les seuls moyens d’accès. Ils rapportent de cette expédition plusieurs aquarelles parmi lesquelles, pour Fricero, Jeune Femme coiffée du mandiou auprès de sa mère filant la quenouille, conservée au musée de l’Ermitage. Elle fut présentée en France pour la première fois lors de l’exposition de Villefranche en 1989.

Puis Huet poursuit sa route vers Rome. L’étude des dessins de Fricero semble démontrer qu’il est aussi du voyage. Huet donne dans ses lettres le détail de son itinéraire : Florence, Pise, Rome, lieux que l’on retrouve à la même époque dans les aquarelles et les dessins de Fricero, qui poursuivra seul son investigation le long de la côte, jusqu’en Calabre en passant par Naples. Il rejoint la Sicile et par une petite traversée en bateau, il arrive en Tunisie, but confirmé entre autres œuvres, par son aquarelle de L’Oasis fortifiée de Tamersa.

En 1843, Fricero « monte » à Paris où il est attendu par Huet. Les deux amis visitent la capitale. Huet fatigue son hôte. Mais il regrettera que Fricero ne reste pas davantage. En effet, il apparaît que ce dernier ait fait la connaissance de la comtesse Wachlmetter, qui lui propose de l’emmener en Suède, et de lui faire prodiguer des soins pour ses yeux, sa vue ayant été éprouvée depuis le voyage en Algérie. Huet aime à dire que son ami Fricero est un excellent garçon, un peu excentrique, dont une idée fixe consiste à se faire passer pour un Maure. Il s’interroge à propos de la comtesse et dit que si ce n’est pas elle qui devient Madame Fricero, ce ne pourra être qu’une princesse du Nord... curieuse prophétie.

À la faveur de ce quatrième voyage, voici quels ont été les cinq, ou plutôt six, grands parcours de Fricero à partir de 1830 au départ de Nice (si l’on compte les deux en Russie) : l’Algérie via l’Espagne (1830-1831), la France, Paris (1840, 1843, 1856), I’ltalie, Rome, la Sicile et la Tunisie (1842-1843), la France, la Belgique, le Danemark et la Suède (1844). la Russie, via l’Italie, la Macédoine, la Turquie, la Palestine (1847 et 1849). Le retour à Nice s’étant toujours réalisé par voie maritime.

On note à Nice, en 1847, l’arrivée du prince Grégoire Grégorievitch Gagarine. Intime du tsar Nicolas 1er de Russie, ami de Pouchkine, dont il illustrera les œuvres, il est issu d’une famille de diplomates. Son père est ambassadeur du tsar à Rome. Gagarine est chargé d’enquêter discrètement sur les événements agitant cette année-là les États italiens. De nombreux monuments russes sont la gloire du peintre qu’il est aussi : en effet, il a réalisé les fresques de la cathédrale de Tbilissi en Géorgie, celles de la chapelle du Palais Marie (Marynski) à Pétersbourg, pour ne citer que ces exemples. Le prince observe Fricero, travailleur infatigable et obstiné. Il est peut-être, d’une certaine manière, une sorte de « chasseur de têtes » pour son souverain. Entre les deux artistes naît une complicité et, progressivement, germe dans l’esprit de Gagarine l’idée de l’emmener avec lui à Pétersbourg en passant par Istanbul... Le projet plaît à Fricero, qui accepte avec enthousiasme. Ce voyage est celui qu’il appelait de ses vœux : voir Constantinople, objet de ses rêves nés des conversations d’adolescent avec son ami Garibaldi qui, lui, connaissait la cité orientale pour l’avoir découverte tout jeune, avec son père, qui s’y rendait pour son commerce. La chance est là, elle semble lui sourire. Il partira.

À Saint-Pétersbourg, le prince Gagarine présente son protégé à l’aristocratie, puis, précédés d’une certaine aura, ils franchiront les grilles du Palais impérial où réside en hiver la famille du tsar. Nicolas 1er reçoit avec courtoisie l’ami de Gagarine, qui demeurera au Palais où il donnera des cours de dessin à la fille naturelle du Tsar, Joséphine - dite Youzia3.

Dans les palais impériaux, Youzia partage l’existence de ses trois demi-sœurs, Maria, Olga et Alexandra. À Peterhof, elles habitent le petit palais « La Ferme ». Youzia bénéficie de l’affection de la tsarine Alexandra Feodorovna, comme en témoignera son arrivée à Villefranche en octobre 1856 lorsque, devenue veuve en 1855, elle s’installera pour un séjour à Nice...4

Le séjour de Fricero se prolonge, plus de six mois passent, pendant lesquels d’heureux tête à tête avec Joséphine leur permettent de faire connaissance... Il arrive souvent que le même idéal partagé fasse naitre des sentiments qui, dans les âmes romantiques, se transforment quelquefois en amour. C’est ce qui se passe entre le maitre et l’élève... Fricero lui parle en termes touchants de son pays, qu’il doit songer à regagner. Il en décrit avec passion les charmes et la douceur du climat, qu’elle ignore et, à l’écouter, le cœur de la jeune femme se met à battre pour Joseph, si attachant par sa rassurante présence et si touchant malgré ses manières un peu frustes. Il lui vient l’envie de suivre cet homme, qui lui apporte ce qui lui a manqué jusque là, I’enthousiasme, l’émotion artistique, I’aventure... un foyer peut-être !

Et le départ pour Nice est décidé. Le voyage prendra l’aspect d’une promenade d’amoureux en compagnie de Madame Koberwein, la mère
de Joséphine. On embarque à Odessa pour Constantinople, puis de là pour Nice. Et c’est avec une jeune fiancée au bras que Fricero retrouve sa patrie et sa maison... Il faut penser aux formalités pour le mariage : il faudra se rendre à Marseille, où se trouve un prêtre orthodoxe au Consulat général de Russie. Et, après bien des difficultés - car, Joséphine n’ayant pas de document certifiant son identité, il fallut bien y pallier - le mariage sera enfin célébré en janvier 1849.

Les époux passeront l’hiver à Nice. Mais dès le printemps, Joséphine est impatiente de retourner en Russie, et plus spécialement à Peterhof, où sa mère doit rentrer. Le tsar Nicolas 1er revoit Fricero avec bienveillance et lui fait attribuer un des ateliers du Palais d’Hiver, que l’administration prête à des artistes choisis. Il s’y installe et consacre alors l’essentiel de son travail à la peinture à l’huile. À cette époque, il découvre pour la première fois la vie confortable et facile.

À l’automne 1849, Youzia attend un enfant, qu’elle ne souhaite pas voir naître sous le rude climat de son pays. Aussi, bien qu’à regret, Joseph et sa femme pensent-ils à leur retour à Nice. Néanmoins, ils s’attardent avant de prendre le chemin du retour. Or, à cette époque où les voyages se font dans des conditions bien inconfortables, où les routes sont pour ainsi dire inexistantes, on emprunte communément la voiture de poste comme moyen de locomotion. Aussi ce retour met-il la future mère dans un état de grande fatigue, et lorsque les époux arrivent à Odessa - d’où un bateau devait les amener à Nice - ils ne peuvent continuer. C’est donc à Odessa que Joséphine met au monde le 9 février 1850 son premier fils, Alexandre, qui aura pour parrain le futur empereur Alexandre II et pour marraine la grande-duchesse Hélène Pavlovna, belle-sœur de Nicolas 1er.

Les Fricero arriveront finalement à Nice en août ou septembre 1850, où ils s’installeront à la maison Cappon, près de l’embouchure du Paillon. En 1852, ils achèteront une grande et belle propriété, grâce aux générosités de Nicolas 1er à l’occasion du baptême de leur premier-né Alexandre. C’est un vaste domaine issu de la succession du secrétaire d’État Paul Grosson, qui comporte plusieurs maisons et une petite chapelle, le tout situé sur un versant de la colline de Saint-Philippe. Dans cette propriété, Fricero installe son atelier d’artiste. À cette époque, grâce aux relations de son épouse, il donne des cours de dessin à des élèves de l’aristocratie comme Marcello, qui deviendra un célèbre sculpteur dans un temps où, pour une femme, s’imposer dans cette discipline était chose rare !5

Le 1er mai 1853, Madame Fricero met au monde Nicolas, son deuxième fils. Il a pour parrain son grand-père, le tsar Nicolas 1er. C’est à cette époque que Fricero commence à exposer à la Société des Amis des Arts de Nice. Une première exposition est organisée en 1852. Fricero y vend des aquarelles, dont : Portrait de Rembrandt, Figure d’après Salvatore Rosa, Minerve d’après Rembrandt, Figure de Leonard de Vinci, Esquisse d’après Rubens, Pâtre de La Brigue, Constantinople, Galata, Turcs à la fontaine... En 1854, toujours pour la même Société, il présente Autoportrait et Portrait d’Alexandre (des huiles); Jeune Paysan romain et Tête de Jeune fille (des aquarelles).

En 1855, Nicolas 1er meurt à Saint-Pétersbourg. Également, le 2 août 1856, la mère de Joséphine, Marianne, décède à Tsarskoïe Selo, âgée de 63 ans. Alors, Joséphine décide d’entreprendre un voyage à Saint-Pétersbourg en compagnie de ses deux fils, Alexandre et Nicolas. Durant ce qui pour eux est en même temps un pèlerinage et un voyage d’affaires, les journaux annoncent que l’impératrice douairière Alexandra Feodorovna, récemment veuve du tsar Nicolas 1er, choisit la Côte d’Azur, et plus particulièrement Nice, pour venir s’y reposer. Fricero, depuis Paris où il séjournait après avoir accompagné jusque là son épouse et ses enfants - qui poursuivront leur trajet jusqu’à Dunkerque pour s’embarquer sur un bateau à destination de Saint-Pétersbourg -, écrit à Youzia et lui demande « ce qu’elle sait de la réalité de ces informations »... question sans réponse pour moi à ce jour, mais ce qui est réel, c’est qu’Alexandra Feodorovna débarquera bien à Villefranche du «Carlo Alberto» le 26 octobre 1856 au matin, pour un séjour à Nice de six mois. Aussi, on peut affirmer que sans aucun doute Joseph Fricero engendra - malgré lui peut-être - un flux d’intérêt pour Nice de la part de la famille impériale russe durant trois générations.

Le 28 mars 1857, c’est fête chez les Fricero. Le quotidien L’Avenir de Nice la relate en ces termes :
« Hier matin, l’impératrice et la Cour impériale sont allées déjeuner à la villa Fricero, de Saint-Philippe. La grande-duchesse Hélène, épouse du grand-duc Michel, frère de Nicolas 1er, le prince héritier de Wurtemberg et son épouse la grande-duchesse Olga étaient de la partie. La musique de la garnison avait été appelée à embellir cette fête de ses charmantes fantaisies »... L’impératrice quittant Nice le 22 avril, on peut penser que Joséphine organisait là une réunion d’adieux en famille et ceci témoigne encore, s’il en fallait des preuves, des bonnes relations entretenues avec Alexandra.

Michel, Ange, Alexandre, un troisième garçon, voit le jour le 9 septembre 1858 à la propriété Fricero. C’est à nouveau la fête ! L’empereur Alexandre II est le parrain, représenté par Alexandre Fricero, l’aîné des enfants. Au milieu de tous ces événements, inlassablement, Fricero poursuit son travail. Il peint Nice et la Baie des Anges. À Sainte-Hélène, la vue sur «Nissa la bella» se détache en façades de lumière sur le fond des teintes plombées des monts qui l’entourent, concrétisée par l’aquarelle de l’Ermitage Panorama avec au premier plan un aloès en fleur. Des petits groupes de femmes et d’hommes marchent sur la berge. Le ciel est limpide. Les couleurs sont douces... la Promenade des Anglais n’est encore qu’un chemin...

L’impératrice reviendra à Nice en novembre 1859, accompagnée de ses filles Marie et Olga, de sa belle-sœur Hélène, et de ses fils Constantin, Nicolas, Michel et leurs épouses, dont Fricero parlait dans ses lettres à Youzia. C’est une femme malade, épuisée, qui vient chercher de l’aide pour sa santé chancelante. Elle arrive de Gênes sur la frégate
« Svetlana », celle-là même où le jeune officier Alexandre et son frère Nicolas feront leur tour du monde en même temps que leur cousin, le grand-duc Alexis Alexandrovitch, le futur amiral de la flotte impériale. L’impératrice s’installe villa De Orestis puis villa Bermond, où avait séjourné Hélène Pavlovna. Le domaine de Bermond n’est pas éloigné de la villa Fricero... La grande-duchesse Olga ne quitte pas sa mère. On peut lire dans les journaux du temps « Lorsque le temps le permet, l’impératrice douairière se fait porter sur les collines si poétiques de Saint-Philippe. Une jeune dame russe, la femme du peintre Fricero, qui jouissait depuis sa plus tendre jeunesse de la bienveillance affectueuse de l’impératrice, habitait cet endroit pittoresque appelé l’Ermitage, perché en haut du coteau agreste et parfumé. On y avait construit à mi-côte un banc rustique que les gens du “village” désignèrent sous le nom de banc de l’impératrice. De là, poursuit le chroniqueur, la contemplation s’abîme et se perd, au delà d’une mer de verdure sur le flot de lumière et d’azur qui imprime à Nice une si vive couleur orientale ».

L’impératrice Alexandra quittera Nice le 31 mai 1860 pour n’y plus jamais revenir. Elle s’éteindra le 1er novembre 1861 à Saint-Petersbourg. C’est la consternation chez les Fricero... Après ces événements débuteront pour eux des temps difficiles. Encore une fois, le 24 avril 1861, Fricero est à la Mairie. Il vient y déclarer la naissance de son quatrième fils, Joseph, Philippe, Emmanuel. Joséphine a 36 ans et Joseph 54. Les visites des souverains russes continuent. Après l’impératrice, Alexandre II et la tsarine Maria Alexandrovna arrivent, villa Bermond, pour assister leur fils aîné, le tsarevitch Nicolas Alexandrovitch, dans ses derniers moments. On apprend sa mort le 24 avril 1865 et son corps est ramené à Saint-Pétersbourg, à bord de
« l’Alexandre Newski » ancré en rade de Villefranche.

Depuis que Nice est devenue française, de nombreux artistes français viennent goûter les charmes de la Riviera. Les hivernants goûtent moins la peinture de Fricero, aussi sa production s’en ressent-elle. Petit à petit, il se retire de la vie niçoise. Bientôt, il ne sortira presque plus de sa propriété, dont la moitié déjà a été vendue. La famille s’est installée à « L’Ermitage », un pavillon situé plus haut que la maison principale, la « Commanderie » ou
« Petit Versailles ».

Son isolement volontaire provoque chez Fricero des moments de découragement. Il se voit oublié, son nom et ses œuvres tombent dans le silence. Ses contemporains disent qu’il est devenu aveugle vers 1865 - ce que dément une aquarelle datée de 1867. Cette œuvre, la Funeste Gondole (toujours dans la famille), semble empreinte d’une grande détresse. Cette gondole vénitienne paraît à la dérive, sans batelier, sans horizon. L’ensemble est sombre... L’humeur du peintre devient maussade, il est difficile à vivre, son art ne lui rapporte plus que médiocrement, et le bien-être semble avoir disparu ; il flotte une impression de tristesse. Joseph Fricero, vieilli prématurément, s’endort pour toujours le matin du 26 septembre 1870 à « L’Ermitage » de Saint-Philippe, âgé de 63 ans. En rendant l’âme, il eut encore la force de dire à sa famille réunie : « Je ne vous laisse pas d’argent, je n’en ai pas, mais vous trouverez des trésors dans mes cartons ».

Les trésors semblent s’être évanouis avec la disparition de leur créateur... Il fallut cinquante années avant d’en voir réapparaître. C’est seulement en 1919 que L’Artistique organisera une exposition rétrospective sur Nice à travers les âges, sans doute à l’occasion des fêtes de la Victoire. « L’Artistique, en présentant l’exposition rétrospective niçoise, ne s’était pas proposé d’exhumer tout l’héritage de notre passé et d’en dresser l’inventaire. Il a voulu simplement donner un aperçu de ce que serait un Musée niçois alors que la création de ce musée était à l’ordre du jour ». Il fut décidé de présenter entre autres « les délicieuses aquarelles de nos peintres du 19e siècle ». Les aquarelles de Fricero présentées furent au nombre de trente-trois. Une certaine nostalgie entraîna les Niçois à faire la part belle à « ce peintre très habile qui parcourut des contrées lointaines, qui produisit des œuvres d’art de premier plan, qui enrichit l’Art de tableaux partout répandus et qui vivra éternellement dans leur mémoire».6
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Notes
1. Pour les sources, on peut se reporter à mon livre: Joseph Fricero, peintre-voyageur, 1807-1870, paru en 1993 à Paris chez Ferrand et à mon article “Joseph Fricero, peintre de Nice (1807-1870)”, in Nice Historique, 1988 n°1, p.3-20.
2. Christian BORGHESE, “Paul-Émile Barberi, peintre et architecte, 1775-1847” in Nice Historique, 1997 n°4, p.173-225.
3. Le grand romancier Léon Tolstoi, dans son livre Enfance nous fait une description de Youzia. Ils se rencontraient l’été dans la propriété de la comtesse Zavadovsky, épouse du prince Wladimir Kozlovsky. Cette dame d’honneur de l’impératrice Elisabeth, l’épouse du tsar Alexandre 1er, était l’amie commune des familles Romanoff et Tolstoï. Le romancier masque à peine la vérité lorsqu’il désigne Youzia sous le nom de Katenka.
4. La vie quotidienne à « La Ferme » est simple et familiale. Les demi-sœurs s’appellent par leurs surnoms : Mary, Olly, Adini et Youzia. Comme ses compagnes, Youzia appelle l’empereur et l’impératrice Papa et Maman, comme on peut le vérifier dans la correspondance qu’elles échangeaient. Jusqu’à sa mort (1893), Youzia et Olly (Olga) restèrent très proches, se tutoyant. Elles évoquaient ensemble à Nice leur jeunesse insouciante. Olga était à cette époque reine de Wurtemberg.
5. Elle voyagera entre Fribourg, sa patrie, et Nice, où on pouvait la voir, l’hiver, en compagnie de sa mère et de sa tante Caroline, la comtesse de Diesbach. Elle épousera à Rome un prince Colonna, et prendra alors son titre de duchesse Castiglione-Colonna.
6. Traduction de l’inscription gravée sur la tombe de Fricero au cimetière de Caucade.

Serge ROMAIN